«Le soutien de l’Ukraine aux groupes terroristes n’affectera nullement pas la volonté et la détermination de nos militaires à défendre l’intégrité territoriale»
Ancien cadre des Nations unies (Conseiller aux affaires judiciaires et coordonnateur de l’État de Droit, Nord-Kivu de 2009-2011 ; Chef de bureau intérimaire de la mission des Nations unies au Katanga/R.D.Congo de 2008-2009 ; Officier des droits de l’Homme et coordonnateur de bureau MONUC 2002-2008…) et expert en géopolitique, Boubacar Touré est un fin observateur de la situation sécuritaire du Mali, notamment de l’évolution de la reprise des villes du Nord par les Forces armées maliennes (FAMa). Dans cet entretien, il nous livre son analyse des événements qui ont eu lieu à Tinzawaten entre le 19 et le 24 juillet 2024, c’est-à-dire l’attaque des FAMa par une coalition terroriste appuyée par l’Ukraine. Interview !
-Diasporaction : Quelle est votre lecture des derniers événements de Tinzaoutène qui ont coûté la vie à de nombreux soldats maliens et à leurs alliés russes en juillet dernier ?
Boubacar Touré : D’après ma lecture de la situation politique du Mali, en particulier, et du Sahel en général, les récents événements de Tinzaouatine (ou Tinzaoutène voire Tinzawaten) étaient prévisibles en fonction des facteurs suivants : l’échec dans la mise en œuvre de l’Accord d’Alger qui devait consacrer en faveur des rebelles-terroristes Touarègues l’autonomie de certaines régions du Mali riches en ressources géologiques ; le départ de la France et de la Minusma les privant de garantie et de protection pour réaliser leur rêve ; la reconquête de leur fief, Kidal, revenu sous le contrôle total de l’armée malienne ; la création de l’AES (Alliance des États du Sahel) pour mener des opérations militaires conjointes contre les terroristes et les jihadistes qui sont des alliés du groupe MNLA, CSP, CMA. Finalement la perte d’influence au Sahel de leurs soutiens qui sont des acteurs étatiques dont les velléités d’exploiter les gigantesques ressources du Sahel se sont évanouies.

Boubacar Touré, expert Géopolitique
-Est-ce que, à force de croire à la montée en puissance des Forces armées maliennes (FAMa), la hiérarchie n’a pas trop surestimé la capacité d’intervention de la troupe dans un environnement hostile où «l’ennemi» est plutôt à l’aise ?
B.T : La montée en puissance des FAMa doit s’évaluer d’abord en fonction du réarmement du moral de nos troupes ; la réorganisation de l’armée ; le renforcement de la formation militaire ; de la stratégie et la capacité de défense. Il faut ajouter à cela l’acquisition des équipements technologiques modernes et de l’armement sophistiqué de défense. Je ne pense pas que l’objectif des FAMa était de surestimer leur capacité d’intervention, même si les équipements et les matériels logistiques acquis leur garantissaient une supériorité d’action au sol comme dans l’espace aérien. Nos militaires sont conscients d’être dans un environnement hostile non seulement parce que le pays est en guerre depuis 2012 dans un espace enclavé, mais également à cause de la nature asymétrique des opérations, car les ennemis multiplient les méthodes de guérilla, les embuscades, les engins explosifs, l’effet de surprise, etc. Les FAMa font face à la fois à des cellules actives et à des cellules dormantes, ceux que j’appelle les traîtres de l’intérieur. Il faut intégrer dans cette réponse, certains pays voisins, des acteurs étatiques de l’ombre qui alimentent, soutiennent et instrumentalisent les groupes qui combattent notre armée. Souvent ces pays leur servent de base-arrière de repli stratégique. C’est ce que j’appelle la main cachée.
“Par son intervention au Mali pour agresser et soutenir des crimes commis par des terroristes, l’Ukraine est devenue une menace pour la paix et à la sécurité en Afrique”
-Les Ukrainiens n’ont pas caché leur soutien aux terroristes dans cette attaque. Peut-on dire que le conflit russo-ukrainien s’est déplacé en Afrique, notamment dans le nord du Mali ?
B.T : Il n’y a plus de doute qu’il y a un déplacement du conflit russo-ukrainien sur le continent africain, si l’on s’en tient aux déclarations des officiels ukrainiens qui confirment leur implication dans la cobelligérance et l’agression d’un pays souverain, le Mali. Il faut faire remarquer que ce n’est pas la première fois que l’Ukraine fait la diversion, puisque leurs forces ont été impliquées également dans le conflit au Soudan pour affronter l’armée Russe. Quel est leur intérêt de vouloir exporter leur conflit ailleurs, à 6 000 km du front ukrainien, là où ils sont en difficulté et où ils doivent concentrer leurs efforts et ressources pour défendre leur pays ? A mon avis ils ne sont pas réalistes.

Par son intervention au Mali pour agresser et soutenir des crimes commis par des terroristes, l’Ukraine est devenue une menace pour la paix et à la sécurité en Afrique
-Quelle peut être l’incidence d’un tel déplacement sur la volonté des autorités de transition de totalement reconquérir le septentrion malien ?
B.T : L’incidence d’un tel déplacement des hostilités ou tentative d’affronter la Russie sur le terrain africain ne peut que discréditer les arguments de l’Ukraine sur le plan international en devenant une menace à la paix et à la sécurité en Afrique. En intervenant au Mali pour agresser et soutenir des crimes commis par des terroristes, comment peuvent-ils maintenant qualifier juridiquement et moralement l’intervention de la Russie en Ukraine ? Quant aux FAMAs, l’association de l’Ukraine avec des malfaiteurs terroristes à Tinzaouatine, n’affectera nullement pas la volonté et la détermination de nos militaires à défendre l’intégrité territoriale puisqu’ils savent déjà que leurs ennemis sont composés de groupes diversifiés qui n’ont aucun respect du Droit international et de la Charte des Nations unies. Ils peuvent violer la souveraineté du Mali, commettre des crimes dans l’impunité et sans état d’âme. Ce sont des hors la loi. Il n’est plus question de reconquérir le septentrion malien, mais c’est de ne plus permettre aucune subversion ou déstabilisation de la sécurité nationale du Mali.

Ce qui s’est passé à Tinzaouatine n’affectera nullement pas la volonté et la détermination de nos militaires à défendre l’intégrité territoriale
-Peut-on dire que la détérioration de l’axe Bamako-Alger a contribué aux événements de Tinzaoutène ?
B.T : La difficulté d’appliquer l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali (APR), issu du processus d’Alger, est un élément d’appréciation dans le refroidissement des relations entre les autorités algériennes et maliennes. Un autre élément a contribué à cette situation déplorable, c’est l’invitation à Alger des groupes issus de la rébellion touarègue malienne et de la présence de l’Imam Mahmoud Dicko. Les autorités maliennes n’ont pas apprécié cet événement.
“Le septentrion du Mali était devenu un «No man’s land» (une jungle) où se retrouvaient les jihadistes, les mercenaires, les trafiquants de tout calibre…”
-Certains observateurs pensent aussi que les Sahraouis sont aujourd’hui omniprésents dans le nord du Mali où ils se battent avec les Groupes armés terroristes (GAT). Qu’en dites-vous ?
B.T : Je ne peux pas confirmer l’omniprésence des combattants sahraouis dans le nord du Mali. Par contre, c’est évident que le septentrion du pays était devenu un «No man’s land» (une jungle) où se retrouvaient tous les groupes terroristes, jihadistes, mercenaires, trafiquants de tout calibre, etc.
-Certains observateurs pensent que la défaite de Tinzaoutène peut convaincre les autorités de la transition à renouer le fil du dialogue avec «l’ancienne rébellion» réuni au sein du Cadre stratégique permanent pour la paix, la sécurité et le développement (CSP-DPA). Croyez-vous en cela ?
B.T : Les autorités maliennes doivent-elles renouer le fil du dialogue avec l’ancienne rébellion réunie au sein du CSP-DPA ? Je suis juriste et je ne peux privilégier que l’application du droit. L’une des questions fondamentales est de clarifier si un État souverain doit négocier avec des terroristes, des groupes qui ont pris des armes pour régler une revendication politique refusant l’approche démocratique et pour commettre des crimes imprescriptibles. Doit-on encourager l’impunité et sacrifier les principes de justice pour faire valoir la morale du dialogue ? En tant que défenseur des droits de l’Homme, je privilégie d’abord les principes de la Justice transitionnelle.
Cela consiste à traduire devant les cours et tribunaux ceux parmi eux qui ont commis des crimes imprescriptibles, notamment permettre à la Cour internationale de justice (CPI) de se déployer. Par la suite, pour les infractions mineures, procéder aux pardons. Pour leur avenir dans le pays, ils doivent constituer des partis politiques et recourir aux suffrages pour se faire élire et participer à la gestion des affaires publiques de leur région. Ils doivent faire comme tous les citoyens maliens, car ils n’ont pas plus de droit, de privilège ou d’avantage que les autres Maliens.
-Si vous devez conseiller les autorités maliennes par rapport à la pacification du septentrion du pays, que leur diriez-vous ?
B.T : Pour la pacification du septentrion du pays, il faut d’abord envisager un vaste programme de développement économique régional. Il faudra ensuite déployer les services administratifs et les institutions dans toutes les régions du nord pour qu’elles ne soient plus perçues comme des zones de punitions réservées aux sentences à purger. Pour pacifier le septentrion, il faut assurer la stabilité et la sécurité, faire régner l’ordre et la discipline en exerçant l’autorité de l’État !
Propos recueillis par
Moussa Bolly