Par Harouna Niang
Ancien Ministre de l’Industrie, du Commerce et de la Promotion des Investissements du Mali
Introduction
Le débat sur le développement de l’Afrique se concentre souvent sur les matières premières, les infrastructures, l’énergie ou les politiques agricoles.
Pourtant, un acteur central demeure largement oublié : le système bancaire.
Or, sans un système bancaire orienté vers la production nationale, aucune industrialisation n’est possible.
La vérité est simple : on ne peut pas bâtir une économie compétitive quand le crédit bancaire sert principalement à financer les importations.
Pour comprendre l’ampleur du défi, il faut partir d’un diagnostic précis, basé sur les données réelles publiées par la BCEAO.
C’est sur cette base que nous pouvons proposer une nouvelle trajectoire pour le Mali, l’AES, l’UEMOA et l’Afrique.
- Diagnostic chiffré réel : un système bancaire trop faible et mal orienté
Les données utilisées proviennent des dernières publications de la BCEAO, notamment le Bulletin Mensuel des Statistiques (mai 2025), et des séries de la Base de Données Économiques et Financières (BDEF).
1.1. Un volume global de crédit faible : 23 à 28 % du PIB
• Le crédit bancaire au secteur privé représente environ 23 à 28 % du PIB (2021–2024).
• À comparer à une moyenne mondiale d’environ 52 % du PIB (Banque mondiale, 2023).
• Dans les pays émergents industrialisés, on dépasse 80–100 % du PIB.
Le système bancaire malien est l’un des moins profonds au monde : il ne peut pas financer une industrialisation sérieuse.
1.2. Quelle répartition sectorielle des crédits ? (Données BCEAO 2024)
À partir du Bulletin mensuel des statistiques /Mai 2025, tableau 2.1.7.5 :
Crédits à court terme: décembre 2024
(Total : 1 828 milliards FCFA)
• Commerce de gros/détail, hôtels et restaurants : environ 48 à 49 %
• Agriculture / pêche / élevage : environ 7 %
• Industries extractives : environ 5 %
• Industries manufacturières : environ 10 à 11 %
• BTP : environ 5 à 6 %
• Transports / communications : environ 9 %
• Immobilier / assurances / services aux entreprises : environ 7 %
La moitié du crédit de court terme sert à financer le commerce, c’est-à-dire essentiellement les importations.
Crédits moyen/long terme : décembre 2024
(Total : 656 milliards FCFA)
• Commerce / hôtels : environ 25 %
• Électricité / eau : environ 22 %
• Immobilier / services : environ 15 %
• BTP : environ 10 %
• Industries manufacturières : environ 8 %
• Agriculture : environ 1 à 2 %
À long terme, les banques financent surtout l’immobilier et les services, très peu l’industrie et l’agriculture.
1.3. Une structure par maturité défavorable au développement
Selon la Banque de France (Monographie Mali 2023, basée sur données BCEAO) :
• Crédits court terme : 66 % environ
• Crédits moyen terme : 30 % environ
• Crédits long terme : 4 % environ
Avec 4 % de crédit long terme, aucun pays ne peut financer des projets industriels ou agro-industriels de grande échelle.
- Comment cette structure bancaire renforce la dépendance extérieure
(Diagnostic rétabli dans sa version intégrale)
2.1. Le financement du commerce = financement des importations
Lorsque près de 50 % du crédit court terme sert au commerce :
• les banques financent les importateurs,
• les marchés se remplissent de produits étrangers,
• les devises du pays sont drainées,
• et la production locale reste étouffée.
Le crédit bancaire devient un canal de dépendance extérieure, au lieu d’être un levier de développement.
2.2. Sous-financement structurel de l’économie réelle
Les secteurs qui construisent réellement la richesse intérieure reçoivent des miettes :
• Agriculture : 7 % (court terme) / 1–2 % (long terme)
• Industrie manufacturière : 10–11 % (court terme) / 8 % (long terme)
• Agro-industrie : très faible
• Filières coton, lait, viande, céréales : marginales
On finance davantage la distribution de produits importés que la transformation locale.
2.3. Une logique systémique qui entretient la dépendance
Le cycle est clair :
1. Nous exportons des matières premières brutes (or, coton, lithium).
2. Ces devises alimentent les banques.
3. Les banques financent massivement les importateurs.
4. Les produits étrangers dominent les marchés.
5. Les industries locales ne naissent pas.
6. La dépendance de l’extérieur s’approfondit.
👉 Ce modèle, commun au Mali, à l’AES et à l’UEMOA, verrouille le sous-développement.
- L’AES ouvre une voie nouvelle : la Banque de Développement
La création récente de la Banque de Développement de l’AES représente un tournant historique.
Elle permettra enfin :
• des financements sur 10 à 15 ans,
• des cofinancements avec les banques commerciales,
• des investissements structurants dans :
• le coton-textile,
• les produits laitiers,
• les céréales,
• la viande,
• l’énergie solaire,
• la transformation du lithium en batteries.
C’est le type de financement patient qui manque dramatiquement au Mali et dans toute l’Afrique de l’Ouest.
- Réformes intelligentes : utiliser les instruments déjà disponibles
Au lieu de multiplier les mécanismes, la stratégie la plus efficace consiste à :
- Utiliser pleinement le fonds de garantie du secteur privé existant
En fixant des objectifs précis :
• par secteur (agriculture, industrie, agro-industrie, énergie),
• par filière stratégique (coton, lait, céréales, bétail/viande, lithium-batteries).
- Mutualiser les fonds de garantie au sein de l’AES
Cette intégration permettrait :
• d’augmenter les capacités de couverture,
• de réduire les risques pour les banques,
• de soutenir les projets d’envergure régionale.
- Mobiliser la CDC-Mali comme moteur financier du développement endogène
La CDC doit être mise au cœur :
• du financement long terme,
• de la transformation industrielle,
• de la structuration financière des projets.
Et, à terme, les CDC des pays de l’AES et de l’UEMOA doivent être interconnectées.
- Conclusion : Réorienter le crédit est la clé
Ce n’est pas une opinion : les chiffres de la BCEAO et des institutions régionales sont formels.
Notre système bancaire, dans sa configuration actuelle, entretient la dépendance extérieure.
Réorienter le crédit vers l’agriculture, l’industrie, l’agro-industrie et les filières stratégiques est :
• une priorité pour le Mali,
• une nécessité pour l’AES,
• une urgence pour l’UEMOA,
• et un impératif pour toute l’Afrique.
C’est seulement en maîtrisant notre système financier que nous pourrons enfin construire un développement endogène, autonome et durable.
H. Niang
diasporaction.fr

